Une spiritualité venue du fond des âges
La Côte des Légendes, en Armorique, porte merveilleusement bien son nom. Sur les rives de l’Aber Wrac’h, comme partout en Bretagne, histoire et légendes s’entremêlent pour sublimer l’imaginaire et nourrir une spiritualité particulière.
Dans la préface de l’ouvrage « Les Bardes et Poètes Nationaux de la Bretagne Armoricaine », édité par Camille Le Mercier d’Erm en 1919, Anatole Le Bras (1856-1926) l’écrit avec émotion :
« – Savez-vous, dans les annales d’aucun autre pays un phénomène plus déconcertant ? Car enfin, la Bretagne n’est pas seulement une Hespéride française, enfantée par décret divin pour être une terre de poésie : elle est en soi une poésie, la plus riche, la plus jaillissante, la plus intarissable des poésies. Les forces géologiques semblent s’être délectées à en faire un chef d’œuvre intégral, d’une perfection unique, sans rien de trop, ni rien de manque, un organisme sobre, nerveux et souple, taillé dans un minimum de matière, comme pour laisser un jeu plus libre à l’esprit. Le décor breton est, en effet, tout baigné, tout imprégné de spiritualité. »
L’extrait laisse percevoir la nostalgie de l’écrivain breton qui résidait alors aux États Unis d’Amérique, à Hillcrest dans le Kentucky. Le poète Camille Le Mercier d’Erm l’y avait joint, pour lui demander de rédiger la préface de son « Anthologie des Bardes et Poètes bretons ».
Le voyageur qui pose son sac à terre du côté de l’Aber Wrac’h, peut comprendre l’émotion exprimée par Anatole Le Bras. Tout au long de la rivière qui serpente au fond de la vallée creusée dans le plateau du Léon, les paysages et l’étrange émotion qu’ils suscitent, emportent l’esprit bien au-delà de l’horizon, mais aussi au plus profond de l’âme.
Des premiers habitants qui s’y établirent, aux temps balbutiants de l’humanité, jusqu’à l’arrivée des Bretons dans la péninsule vers le Vème siècle de notre ère, une longue tradition de solidarité semble s’être enracinée dans cette terre ouverte sur l’horizon marin. Les petits groupes humains arrivés dans le massif armoricain, au terme de leur course vers le soleil couchant, s’y sont arrêtés et y ont fait souche. De cueilleurs ils sont devenus chasseurs quand ils surent façonner les pointes de lances, puis cultivateurs de céréales, en particulier sur les riches terres du nord de la péninsule formées par les dépôts de loess de l’époque postglaciaire. Au premier âge du Fer, les pratiques funéraires des Armoricains renvoient à un arrière-plan culturel homogène qui remonterait à l’arrivée des petits groupes d’agriculteurs vers le VIIème millénaire avant J.C.
Le frémissement d’une spiritualité venue du fond des âges fait vibrer l’atmosphère de la Côte des légendes, au rythme d’archétypes singuliers. Fille de l’eau, de la sylve et du granit, la petite musique silencieuse semble avoir façonné le caractère de la population, depuis le lointain Paléolithique.
Vers 325 avant J.C., à l’occasion d’un voyage vers les contrées du nord-ouest de l’Europe, le navigateur Grec Pythéas mentionna pour la première fois le peuple de la pointe d’Armorique sous le nom d’Osismioi. Le mot Osisme, un terme de racine indo-européenne, dont le sens serait les ultimes ou les extrêmes, désigne sans ambiguïté un peuple situé au bout du monde connu. L’archéologie, par l’étude des tumulus et des dépôts de pointes de flèches, indique que c’est à l’âge du Bronze, vers le second millénaire avant notre ère, qu’est apparu le particularisme culturel des Osismes, bien avant l’arrivée des Celtes en Gaule, si l’on s’arrête aux conclusions des archéologues modernes.
Vers le milieu du premier millénaire de l’ère chrétienne, des Bretons chassés de Grande-Bretagne vinrent s’établir en Armorique, enrichissant la spiritualité des Osismes de leur culture celtique christianisée. Depuis le règne de la Grande déesse mère du Paléolithique européen, le peuple d’Armorique a toujours gardé une sorte de tendresse pour un personnage féminin mythique qui, en retour, selon la conscience collective bretonne, lui accorde sa protection. Son souvenir est resté vivant dans l’âme des Bretons à travers les fées d’un monde merveilleux, puis dans une sorte de sentiment filial pour Sainte Anne. D’une très vieille tradition inscrite dans leurs fibres, les Armoricains ont gardé une certaine déférence pour les mégalithes du néolithique, une vénération pour les sources qui font parfois l’objet d’un véritable culte et un respect pour la nature avec une attention particulière pour les arbres dont certains sont sacrés.
Dans les pardons, les fêtes religieuses chrétiennes qui se déroulent chaque année autour des chapelles bretonnes, l’eau pour les ablutions traditionnelles dans les fontaines sacrées, le feu dans les tantad (feu père) et l’air dans le léger souffle produit par le salut des bannières à l’occasion des processions rappellent les éléments druidiques de l’ancienne tradition. La procession autour des chapelles respecte le sens dextrogyre de la course apparente du soleil qui revêt un sens bénéfique depuis le temps des anciens Celtes. Les pardons qui se déroulent le 15 août, le jour de la fête de l’Assomption de la mère de Jésus, à la même période que l’antique fête de Lugnasad en l’honneur de la mère nourricière du dieu Lug, nous rappellent également la Grande déesse mère du Paléolithique européen. Au fil du temps, comme les populations qui se sont fixées en Armorique, les traditions successives s’y sont enracinées pour s’enrichir et forger une spiritualité singulière.
L’évangélisation de la péninsule armoricaine n’a gagné la bataille des esprits qu’en intégrant les aspects les plus anciens de la spiritualité particulière des Armoricains. La population opposa parfois une forte résistance, qui obligea le clergé catholique à forcer un peu le trait pour éradiquer les usages anciens symbolisés par le dragon cracheur de feu et dévoreur d’âmes. Les récalcitrants furent menacés d’une souffrance éternelle dans les flammes de l’Enfer. L’imprécation devait longtemps marquer la population. Les personnes psychologiquement fragilisés abordent encore, parfois, leur fin de vie dans la terrible angoisse de cette éternité infernale.
Dans l’ancien territoire des Osismes le combat fut âpre, à l’exemple des rives de l’Aber Wrac’h où les lieux de culte dédiés à Sainte Marguerite et à Saint Pol, tous deux réputés avoir vaincu le dragon, sont nombreux. Saint Antoine, grand évangélisateur, maître dans l’art de la parole surnommé le marteau des hérétiques, a également laissé son nom dans la toponymie locale, de part et d’autre de l’estuaire de l’Aber Wrac’h, comme un bâillon posé sur la bouche de la vieille fée. Sainte Anne, la Grande Dame que les Bretons considèrent comme leur Grand-Mère, la Mamm Goz, y possède également de très nombreux lieux de culte qui portent témoignage de sa présence rassurante.
Si l’on en juge par le soin apporté à la diabolisation de l’Aber Wrac’h, le clergé catholique devait attribuer une certaine importance au sanctuaire païen que semblait représenter ce petit territoire. L’ancienne déesse, prend ici le nom de Wrac’h, la vieille sorcière. Pour mieux marquer les esprits, les légendes se sont insinuées dans la toponymie à l’exemple d’un pont du diable ou d’un lieu-dit l’enfert. Une histoire horrible est venue compléter le dispositif destiné à pétrir les consciences. Ainsi est née la terrible légende rapportée par le frère Albert Le Grand dans La vie des saints de la Bretagne Armorique. Cette légende raconte, qu’au temps du paganisme, sur les rives de l’Aber Wrac’h, « il était d’usage de griller des enfants à la mamelle, sur une pierre brûlante, tandis que résonnaient les lamentations de leurs mères ».
Cernée, muselée, discréditée, la Wrac’h semble cependant toujours imprégner l’atmosphère des lieux. Elle continue à dérouler majestueusement son corps de serpente dans un paysage empreint de spiritualité, accordant sa respiration au rythme des marées. Il arrive parfois que l’on ait l’impression de sentir son souffle quand, au point du jour, un léger voile de brume descend le cours de la rivière, avant de se dissiper sous les premiers rayons du soleil à son embouchure entre l’île Wrac’h et l’île Cézon. Son souvenir est inscrit dans l’expression bretonne « gwrac’h an diaoul », vieille femme du diable. De gwarc’h à wrac’h, il n’était pas besoin de beaucoup d’imagination pour faire naître la légende.
Avant l’arrivée des Bretons, la rivière était nommée Doëna par les Osismes romanisés. A cette époque, en Armorique, la densité de population laissait des terres libres pour l’installation des immigrants Bretons. Cela ne se fit sans doute pas toujours de manière pacifique. L’importance du flux migratoire favorisait alors une sorte de syncrétisme entre la culture locale encore marquée par l’occupation romaine et la culture bretonne avec son substrat celtique. Les immigrants bretons nommèrent la rivière Aber-Grac’h, ce qui signifiait alors la vieille embouchure. La légende a, de façon naturelle, fleuri dans la langue des Bretons à la manière de l’ancienne littérature orale de la tradition des Celtes. Sa compréhension nécessite quelques clés. Trompant la vigilance de Sainte Marguerite, de Saint Antoine et de Saint Pol, le souvenir de la Vieille femme flotte toujours dans la petite brise marine, mais aussi dans le hurlement du vent les jours de tempête sur l’île Wrac’h. Avec la complicité de Sainte Anne, le souvenir de la vieille femme s’insinue autour des chapelles, serpente entre les mégalithes du néolithique, les stèles gauloises et les croix de granit chrétiennes établies tout au long du cours de la rivière depuis Trémaouézan, très loin à l’intérieur des terres du Léon, jusqu’à son embouchure.
Comme au temps des anciens filid d’Irlande et plus tard des anachorètes de la chrétienté celtique, l’île reste un lieu d’initiation propice à la spiritualité. L’île Wrac’h l’illustre à merveille. Lieu de solitude, l’île porte à la réflexion. L’esprit s’ouvre sur le monde et sur l’univers quand le spectacle de la voûte céleste donne le vertige les nuits sans nuages, Quelques jours passés dans l’atmosphère singulière de l’île, offrent l’opportunité d’une rencontre avec soi-même.
Lieux de vie, l’Aber Wrac’h et l’île qui porte son nom, sont imprégnés d’une histoire qui témoigne de l’attachement des habitants de la péninsule armoricaine à une spiritualité léguée par ceux qui les y ont précédé. Les Bretons y ont mis une touche de poésie, inspirés par la fée des eaux et de l’amour maîtresse des métamorphoses, leur muse immortelle.
Sur la rive ouest de l’estuaire, s’ouvre la Baie des Anges dont les fonds remontent doucement vers le rivage. La baie abritait autrefois un port d’échouage nommé Porz ar Scaf, le port du sureau. Dans le symbolisme végétal celtique, le sureau était associé à la déesse Rigantona, la Grande Reine.
Le vieux chant d’un barde inconnu fredonne : « –Chacune des fleurettes du Sureau est une fée. Quand le monde est devenu trop méchant pour que les bonnes dames puissent s’y montrer, elles se réfugient dans les fleurs ».
L’importance du sureau dans la tradition des Celtes est affirmée en creux par la volonté de l’Église à en faire un bois maléfique. Le sureau est ainsi devenu le bois du diable parce que Judas l’Iscariote se serait pendu aux branches d’un sureau après avoir trahi Jésus. Il fut également dit que les sorcières se servaient de branches de sureau pour en faire les montures qui leur permettaient de se déplacer dans les airs. Les moines assuraient qu’un feu de bois de sureau attirait les mauvais esprits, diable en tête.
Les fées, les petits êtres qui se déplaçaient furtivement au-dessus de l’Aber Wrac’h, ont laissé leurs ailes aux anges de la chrétienté. La baie est ainsi devenue « Bae Aelez », la baie des Anges.
/I\Gwyon mab Wrac’h
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