La tradition celtique
La tradition peut être définie par un ensemble culturel qui caractérise la transmission des connaissances et le comportement d’une population identifiée, sur une longue période.
Les travaux universitaires, conduits par les chercheurs depuis un siècle et demi, ont conduit à poser la présomption d’une langue « source », dite indo-européenne, antérieure aux langues des peuples historiques qui en sont issues: langues celtiques, germaniques, italiques, balto-slaves et indo-iraniennes. Les études successives conduites sur le sujet posent l’hypothèse d’une langue d’origine commune pour les peuples qui ont occupé un large territoire entre l’Inde et l’Irlande. L’archéologue et historien contemporain Jean-Paul Demoule[1] émet cependant quelques doutes sur ce qu’il appelle le mythe indo-européen. Dans un ouvrage, paru aux éditions du Seuil en octobre 2014 « Mais où sont passés les Indo-Européens », dans lequel l’érudition du chercheur est parfois teintée d’ironie, l’auteur rebat les cartes de l’histoire dressées par d’autres chercheurs et souligne les arrières-pensées de type raciste qui ont conduit à élaborer le mythe d’origine de l’Occident. Si l’ensemble de la littérature portant sur les Indo-Européens peut être abordé avec un nouveau regard, les récentes turbulences apportées par l’universitaire parisien n’évacuent cependant pas totalement la pertinence des recherches antérieures menées par ses prédécesseurs et ses confrères contemporains.
Des différentes hypothèses élaborées au cours des deux derniers siècles, deux ont cependant retenu une attention particulière. Les deux hypothèses s’opposaient au sujet du foyer d’origine d’une langue commune. La première situait la source en Anatolie, à une période qui remonterait entre 9500 et 8000 ans. La seconde la faisait remonter à environ 6000 ans et la situait dans les steppes de Russie, à partir desquelles la langue originale aurait été disséminée par un peuple semi-nomade.
Une équipe de linguistes internationaux a pu remonter à l’origine des mots des diverses langues d’origine indo-européennes qui avaient une racine commune. Ce travail a été possible grâce à des moyens modernes d’analyse et à une méthode statistique issue de la biologie de l’évolution. La conclusion de cette étude situe le foyer d’origine de la langue « source » en Anatolie, nom donné par les Byzantins à l’Asie mineure. Cette région se situe à mi-distance entre le nord de l’Inde et l’Irlande. L’Anatolie côtoyait le nord de la zone géographique sur laquelle se développaient les langues sémitiques.
La vaste zone située à l’est de la Méditerranée fut le théâtre de grandes turbulences tout au long du premier millénaire avant notre ère. Des peuples de cultures différentes y ont été amenés à se côtoyer et parfois à s’enrichir mutuellement.
Au deuxième millénaire avant notre ère, un peuple nommé Hyksôs s’introduit en Égypte et la domine entre le XVIIème siècle et le XVème siècle. Le nom de Hyksôs s’appliquait également aux chefs des tribus nomades qui parcouraient le désert syro-palestinien. Ce peuple nomade comprenait des éléments sémites et d’autres en provenance de l’Asie occidentale. Dans son œuvre monumentale « Mythe et épopée », Georges Dumézil[2] donne à ce peuple une origine indo-européenne.
Entre 750 et 640 avant l’ère moderne, on assiste à l’émergence des Mèdes et des Perses en Iran. Les Mèdes édifient le premier empire sur le plateau iranien. Leur empire va s’étendre à l’Assyrie et à ses provinces d’Asie Mineure, jusqu’aux limites de l’Elam, sur la côte nord-est du Golfe Persique, chassant le peuple de Suse qui se réfugie en Palestine. Entre 558 et 486, l’empire absorbe la Lydie, les possessions grecques d’Asie et Babylone, englobant des peuples d’origine indo-européenne, des peuples sémites et des peuples d’origine asiatique.
L’historien grec Hérodote signale que les Scythes ont largement contribué au bouillonnement culturel de cette période. Chassés d’Asie, ils s’étaient installés en terre cimmérienne. Les Scythes occupèrent la Syrie et la Palestine, ne s’arrêtant dans leurs conquêtes vers le sud qu’en 611 avant notre ère. La terreur qu’ils inspirèrent aux populations vaincues trouve un écho dans la Bible et dans l’Apocalypse. Dans leur expansion vers le nord, au VIème siècle, les Scythes s’établissent sur une large partie de la Russie méridionale. A la même période, les Grecs occupaient, en voisins, les rives nord de la Mer Noire.
Entre 334 et 323, l’Iran est hellénisé par Alexandre le Grand. Le grec s’y substitue alors à l’araméen comme langue officielle de l’administration.
Il semble peu probable que la civilisation celtique soit la seule à être restée totalement à l’écart du bouillonnement culturel qui a accompagné le brassage des peuples au Moyen Orient. Cela est d’autant moins probable que, vers le IIIème siècle avant notre ère, des Celtes venus des Balkans sont établis sur une partie de la steppe centrale anatolienne, le lieu d’origine supposée des langues indo-européennes. Ces celtes sont appelés Galates, équivalent des Gaulois qui, à la même époque, menaient à son terme la colonisation de la Gaule dans l’ouest de l’Europe. Au premier siècle, la province de Galatie s’étendait sur l’ensemble de l’Anatolie centrale, débordant au nord sur la région de Pont et de Pisidie. Vers la fin du IIIème siècle après J.C., l’empereur romain Dioclétien, à l’occasion d’une réforme des circonscriptions territoriales, limita la province de Galatie à la partie septentrionale du plateau central. Dans cette région, la langue celte se conserva jusqu’au Vème siècle. Les Galates, du fait de leur proximité avec la Palestine, furent sans doute les premiers Celtes à être confrontés à la religion du Livre. Avant la naissance du christianisme, des prosélytes juifs avaient tenté d’imposer aux Galates la Loi de Moïse et une pratique intransigeante de la circoncision. La méthode autoritaire s’est sans doute heurtée à l’esprit libertaire des Celtes de cette région. En l’an 49, Saint Paul écrit à Éphèse son « Épître aux Galates », se plaçant résolument dans son rôle apostolique pour la conversion des païens. Contrairement aux prosélytes juifs, qui privilégiaient la lettre sur l’esprit de la Loi, Saint Paul propose aux Galates de choisir entre la foi et la Loi, entre l’asservissement et la liberté et entre l’Esprit et la chair.
Le terme indo-européen représente un concept scientifique, philologique et religieux, indépendant de toute considération anthropologique. Il s’applique à des populations diverses dont les langues sont reliées à une source commune et qui propagent une idéologie tripartie. Cet ensemble culturel a servi de canevas à la construction des récits traditionnels de nombreux peuples d’Europe.
Le mouvement intellectuel, philosophique et sociétal, né en Gaule vers le IVème siècle avant J.C. est d’une certaine façon lié aux échanges d’idées qu’auraient eu les druides gaulois et leurs prédécesseurs avec les penseurs grecs, perses et ceux des autres peuples situés au nord et à l’est de la Méditerranée.
Les critères raciaux, comme le mythe d’une origine aryenne de l’Occident, n’entrent pas dans le concept indo-européen. Les peuples concernés ont en commun, au cœur de leur culture, une certaine façon de vivre et de penser qui suggère une similitude dans leur façon d’aborder la spiritualité. Cette culture commune transparaît dans les institutions et les croyances, sur un vaste territoire qui s’étend de l’Inde védique à l’Irlande celtique. Le fond commun qui se décline dans les conceptions religieuses des peuples issus du tronc indo-européen, se retrouve dans la littérature orale archaïque transmise par les professionnels de la parole, brahmanes, bardes, scaldes, aèdes etc… Le domaine européen concerné est constitué par quatre sous-groupes étroitement apparentés : la branche slave, la branche balte, la branche germanique et la branche italo-celtique. Le fond culturel commun a inspiré la poésie des peuples sur l’ensemble de l’aire géographique concernée. Il en résulte une appréciation commune des grandes forces qui animent le monde et la société. L’idéologie est déterminante dans les rapports qu’entretiennent les sociétés de la Préhistoire et de l’Antiquité, avec la spiritualité et leurs environnements naturel ou humain.
L’idéologie tripartie des indo-européens divise l’espace en trois parties, le monde d’en haut, le monde médian des hommes et le monde d’en dessous, celui des dieux. Les Celtes côtoyaient leurs dieux sur Terre. Pour eux, il n’y avait pas un au-delà uniquement réservé au sacré. Les dieux partageaient, avec les humains, le sol jadis façonné par les grands ancêtres mythiques. C’est ce que dit Marie-Louise Sjoestedt, spécialiste des mythologies celtiques et de celle d’Irlande en particulier. Pour cette experte, les dieux constituaient un groupement politico-domestique des Tuatha, des tribus placées sous l’invocation de la déesse-mère Dana. Dans la tradition d’Irlande, la vie des dieux est aussi mouvementée que celle des hommes. Leurs comportements sont, à bien des égards, des comportements humains dans ce qu’ils ont de plus rudes. Quand les fils de Mil, de la race des humains, vainquirent la race des dieux, le poète Amairgin procéda à la répartition de la terre d’Irlande. Les Tuatha dé Danann reçurent la moitié inférieure, le sous-sol. Les hommes reçurent la moitié supérieure, la surface. De cette répartition, les dieux conservaient la maîtrise du sous-sol, et de fait celle des récoltes. L’accès au domaine des dieux était réputé se faire par l’entrée des anciens tertres funéraires du Néolithique. Dans une même logique, en Gaule, les offrandes aux dieux étaient déposées dans des fosses ou des puits spécialement dédiés, creusés dans le sol. Le monde des dieux était celui d’en dessous, ande dubno. Ce mot, d’origine indo-européenne, dont le sens est équivalent à celui du Sid Irlandais, a donné les noms de Devon en Grande Bretagne et de Domnonéa en Armorique. La Domnonée recouvrait un vaste territoire de la Bretagne armoricaine, qui allait du Pays de Dol au Léon. La surface de l’eau représentait également l’interface entre les deux mondes. On a ainsi découvert des offrandes dans le lit de certaines rivières et au fond de certains lacs. Il semble difficile d’y situer un dieu soleil, même si Lug est dit grianainech, (au visage de soleil). Un passage du Tàin Bò Cùalnge (La rafle des vaches de Cooley), offre une autre perspective quand Cuchulain, épuisé par trois mois de lutte sur le gué qui sépare les deux rives de l’année, contre les forces hostiles de la période sombre, est secouru par Lug. Lug se présente à Cuchulain par ces mots : Je suis ton père des Sìd, Lug fils d’Ethliu. Lug serait ainsi un dieu du monde d’en dessous l’Ande dubno. La lumière qui émane de Lug serait plus une lumière spirituelle, une flamme de l’esprit, qu’une lumière physique émanant du soleil.
Lune et soleil, astres situés hors du domaine des dieux, n’en étaient pas moins importants pour la détermination du calendrier et des périodes réputées fastes ou néfastes. Contrairement aux dieux, le soleil et la lune étaient visibles et leurs influences sur la vie des humains étaient largement perceptibles. Cela devait être suffisamment important pour donner lieu à des manifestations populaires qui se sont perpétuées dans le folklore.
Henri Hubert[3] (1872-1927), archéologue et spécialiste des mythes et des religions, a souligné l’importance des Celtes dans la construction de la civilisation occidentale. Cette dernière leur doit, en partie grâce à l’influence exercée par les druides, une certaine forme de sensibilité et d’humanisme. Aujourd’hui, ces travaux ont été approfondis par d’autres chercheurs contemporains. Les nouveaux éléments à leur disposition les amènent à ne pas partager la totalité des conclusions auxquelles était parvenu Henri Hubert. Cependant, les études récentes ont confirmé l’importance de la civilisation des Celtes quand il s’agit de faire référence aux racines profondes d’une large partie de l’Europe pré-chrétienne. Sur un plan anecdotique, la difficulté éprouvée par les pays de l’Union européenne pour se doter d’un système politique commun cohérent rappelle l’esprit d’indépendance des Celtes et les velléités de rassemblement des nations gauloises pour faire face aux légions romaines de César.
Le caractère indépendant des Celtes souligne aussi les difficultés rencontrées en Gaule, par les druides, dans leur tentative pour faire émerger un sentiment national à partir d’une religion commune. C’est cependant sur une base religieuse chrétienne, à partir de la conversion de Clovis 1er, roi des Francs (466-511) et de ses troupes, que s’est construite l’unité nationale de la France. Les druides étaient sans doute en avance sur leur temps.
Les chercheurs modernes s’accordent sur le fait que les Celtes n’ont pas laissé à l’Europe un système politique efficace. Ils semblent toutefois partager, majoritairement, l’idée que la culture léguée à l’Ouest européen se retrouve dans une spiritualité individuelle, non dépourvue de subjectivité, mais principalement ouverte et tolérante. L’héritage s’est dilué dans l’intolérance et l’autoritarisme d’une Église qui imposait sa nouvelle idéologie. Il est aujourd’hui avéré que la civilisation des Celtes était une civilisation évoluée, qui maîtrisait l’agriculture, l’élevage et la construction des cités. Leurs élites étaient instruites et s’adonnaient à la réflexion philosophique.
Les racines de la culture des Celtes puisaient aux sources de ce qu’il est convenu d’appeler le tronc commun indo-européen. La plupart des populations, établies sur l’aire comprise entre l’Inde et l’Irlande, ont puisé dans le fond mythologique initial pour établir les bases de leurs mythes et de leurs croyances. Pour ce qui concerne les Celtes, le fond commun fut abondé d’emprunts divers aux peuples d’horizons différents côtoyés au cours de leur longue et tumultueuse histoire, dont ceux du Proche et du Moyen Orient. D’une manière générale, les religions ont constitué un outil majeur dans l’organisation des sociétés de l’Antiquité, comme au cours du premier millénaire de l’ère moderne.
Georges Dumézil a montré, dans son ouvrage Mythe et épopée, la manière dont les Indiens, les Iraniens, les Scythes, les Grecs, les Romains et les Celtes, ont été inspirés par une même source initiale. La civilisation des Celtes s’est inscrite dans une durée extrêmement longue et a concerné une large partie de l’Europe. Les racines de notre civilisation européenne moderne, au-delà de la tradition judéo chrétienne, se nourrissent aussi de cette culture. Elles transparaissent dans une toponymie inspirée de l’ancienne tradition, qui a laissé de nombreux indices dans le folklore européen.
Les symboles du christianisme présentent de nombreuses similitudes avec les symboles communs à l’idéologie tripartie indo-européenne et à la tradition des Celtes. Les grandes dates du calendrier chrétien se superposent aux fêtes du calendrier celtique. Un alignement raisonné sur les fêtes païennes antiques, basées sur le cycle des saisons et le renouvellement de la nature, devait aider au processus d’évangélisation. Le calendrier naturel était profondément enraciné dans la conscience collective des populations à convertir. Ce constat a amené l’Église de Rome à fixer la date de la naissance de Jésus au 25 décembre, jour du solstice d’hiver dans le calendrier julien, qui donnait lieu à des célébrations païennes en Europe et dans les Proche et Moyen Orient. La transcription tardive de la littérature orale traditionnelle des Celtes insulaires, par les clercs chrétiens des Églises celtiques autocéphales, en a modifié le sens initial pour rendre les textes compatibles avec la nouvelle idéologie religieuse. La parole divine, transmise par les prophètes des religions du Livre, établissait les nouvelles valeurs qui devaient s’imposer aux peuples. Les nouveaux dogmes se substituaient aux valeurs structurelles traditionnelles de la civilisation celtique qui prenaient appui sur le concept de la « parole juste ». Cette particularité était illustrée, dans les textes traditionnels d’Irlande, par le dieu Segda Saerlabraid « le dieu victorieux à la noble parole ». Dans cette idéologie de la parole, le « vrai » était la traduction de la réalité. La parole véridique garantissait l’équilibre cosmique chez les dieux et l’équilibre indispensable au bon ordre dans la société des humains. Le « vrai » était au cœur du principe Pensée, Parole, Action. Ce principe avait son équivalent en Orient, dont la devise de la religion dans l’Iran ancien était « Bonne pensée, bonne parole et bonne action ». Dans l’idéologie tripartie qui imprégnait les peuples d’origine indo-européenne, les trois notions étaient indissociables. Celui qui contrevenait à ce principe s’excluait lui-même de la communauté.
Pour Yvan Guéhennec, professeur certifié d’histoire-géographie, titulaire d’une licence de breton et de celtique, le principe a été conservé par la langue bretonne avec : –menn le « vouloir », goap la « parole » et gwerc’hadelezh, le « pragmatisme » (Les Celtes et la parole sacrée, aux éditions Label LN 2006).
Les Celtes semblent avoir conservé, plus longtemps que d’autres peuples, les éléments les plus archaïques et fondamentaux de traditions antérieures, dont ceux concernant l’ancienne dévotion à la Grande Déesse des origines qui régnait sur l’Europe depuis le Paléolithique. Il semble que les Celtes ont réutilisé ces éléments, aussi souvent que nécessaire, pour maîtriser l’évolution de la religion dans leur société et préserver l’essentiel d’une forme de pensée qui leur était propre.
Représentation de saint Edern sur un calvaire breton.
Saint Edern était un moine irlandais, venu évangéliser l’Armorique. Le personnage est représenté chevauchant un cerf et portant la Bible et le bâton. Dans la tradition des Celtes, le cerf est associé au dieu Cernunnos. L’association de la Bible et du cerf domestiqué montre toute l’originalité du christianisme celtique. Le bâton est le tuteur, le soutien indispensable en initiation, symbole de l’état monastique. Le bâton est également celui du pasteur qui conduit la collectivité des croyants.
Gwyon mab Wrac’h
[1] Jean-Paul Demoule, professeur de protohistoire à l’université de Paris 1 a été président de l’INRAP (Institut National de Recherche Archéologique Préventive) de 2001 à 2008. Membre de l’Institut universitaire de France, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la préhistoire et l’archéologie. Ses travaux portent sur la société européenne du Néolithique et les sociétés de l’âge du fer.
[2] Georges Dumézil (1898-1986) était un linguiste et philologue français. Son travail sur la société et les religions indo-européennes fait toujours l’objet d’approfondissements et de controverses. On lui doit un important travail d’étude comparative des textes les plus anciens sur les mythologies et les religions des indo-européens. Il y a mis en évidence des structures narratives apparentées et une conception de la société selon trois fonctions principales.
[3] Henri Hubert (1872-1927) était un chercheur archéologue français, spécialiste des mythes et des religions. Il est connu pour son travail sur les Celtes et pour sa collaboration avec Marcel Mauss, sociologue considéré comme le père de l’anthropologie française.