Le druide sacerdotal
« –Le druidisme, art sacerdotal, est avant tout une manière de chercher, mais aussi de sentir, une façon de comprendre les phénomènes… »
Extrait de la déclaration solennelle faite en 1983 à la Gouesnière, en Ile et Vilaine, par Gwenc’hlan, cinquième Grand druide de Bretagne.
Avant l’ère chrétienne, l’ensemble de la société vivait au gré des croyances et des religions qui faisaient partie d’un contexte « naturel » et sur la pratique de cultes civiques. L’idéologie tripartie des Indo-européens et ses trois fonctions principales faisaient reposer le socle de la vie sociale sur la sacralité. Emile Poulat[1], historien et sociologue français, explique que le christianisme a inversé le rapport en dissociant le sacré, réservé au pouvoir spirituel et au sacerdoce, de la vie sociale soumise au pouvoir temporel. Ces deux pouvoirs s’affrontent parfois, créant des fractures dans la société.
L’histoire nous montre que le sacerdoce n’est pas nécessairement associé à la pratique d’une religion. A titre d’exemple, en Grèce dans l’Antiquité, il n’y avait pas de sacerdoce religieux hiérarchiquement organisé. Les rites sacrés étaient accomplis par des fonctionnaires de l’État attachés à de nombreux temples. Le christianisme primitif avait refusé d’instituer une classe sacerdotale. Aujourd’hui, dans l’Islam, la plus récente des trois religions du Livre, aucun prêtre n’y est l’intermédiaire entre l’homme et Dieu. La conduite du rituel religieux est assurée par un membre de la communauté musulmane, distingué pour la sincérité de sa foi et sa connaissance des textes sacrés. Le service religieux est assuré par l’imam, l’homme de la foi, qui peut être traduit par modèle ou chef. Les musulmans sont répartis en plusieurs écoles juridiques dont les prescriptions concernent également la liturgie. Le mufti, docteur de la loi musulmane, qui juge des questions de dogme et de discipline, donne officiellement les consultations juridiques (fatwā).
Dans la lignée des traditions issues de l’idéologie tripartie, chez les hindous, la fonction sacerdotale du brahmane ne dépend pas de la transmission d’une filiation mais est la reconnaissance de sa science. Le brahmane intervient comme expert. Il est le gardien de l’héritage spirituel et son devoir consiste à se perfectionner dans les choses de l’esprit, dans les rites, à tendre vers la sagesse et à communiquer son expérience à ses contemporains. Il est l’ami, le philosophe et le guide du peuple. Il en allait de même pour les mages de Perse issus de la tradition indo-iranienne et pour le druide gaulois.
Il est peu probable que les druides de la période pré-chrétienne aient connu un sacerdoce qui se serait transmis dans la lignée d’une filiation religieuse par un rite particulier comme l’imposition des mains sur la tête du postulant. Cela est encore plus vrai pour les druides gaulois, que les témoignages de l’Antiquité ne classent pas dans la catégorie des prêtres de la religion celtique. Le druide de la protohistoire exerçait un métier qui assurait sa subsistance. La fonction requérait certaines aptitudes et connaissances. Le charisme du druide et la sagesse qui lui étaient reconnus faisaient sa notoriété. Pour ces raisons, le druide s’imposait comme juge pour régler les conflits, ce qui était son occupation principale dans la société. Associée à l’éthique qui caractérisait la civilisation des Celtes, autour des notions du « vrai » et du juste dans la triade pensée-parole-action, la présence du druide aux côtés du barde ou du vate, pendant les célébrations religieuses, attestait du « bon ordre » et de la chose bien ajustée. La signification du mot sacerdoce, dans le cas du druide, relève plus de son implication au service de la société que de l’hypothétique transmission d’une filiation religieuse, à partir d’un événement fondateur inspiré par une ou de plusieurs divinités. C’était le fruit d’une somme de connaissances mises au service de la société et d’une profonde réflexion philosophique qui les amenait à tendre vers la sagesse.
Les divinités des Celtes étaient l’idée qu’ils se faisaient des forces de la nature, en l’absence de toute représentation anthropomorphique. L’art celtique, dans les représentations d’animaux et de plantes, montre toute la considération des Celtes pour la nature. L’art symboliste des Celtes tendait à représenter l’essence du sujet plus que le sujet lui-même.
Le christianisme, religion issue du théisme juif par l’association de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, a séparé l’humain de la nature et du monde animal, pour les considérer comme des choses créées par Dieu pour être à la disposition de l’homme, qui en dispose selon son bon vouloir. Dans ce domaine, la religion des Celtes devait avoir plus d’affinités avec le brahmanisme et le bouddhisme qui affirment la proximité de l’homme et de l’animal au sein de la nature. Il ne semble pas déraisonnable d’envisager que, dans la religion des Celtes, l’ensemble de la nature était sacralisé.
Le Dieu de la Bible a désacralisé la nature en la vidant de ses divinités et en séparant affectivement l’homme de son environnement naturel, lui permettant d’en disposer à sa guise. Nous savons aujourd’hui que l’homme et la nature sont indissociables. Il aura fallu attendre la fin du XXème siècle pour mesurer l’ampleur des dégâts accomplis par l’homme dans ce domaine. Ce dernier occulte sa culpabilité, soit en ignorant volontairement le phénomène pour satisfaire sa cupidité par l’exploitation inconsidérée des richesses naturelles de la planète, soit en se réfugiant dans le fatalisme du croyant qui s’en remet à une volonté divine, puisque de toute façon il en sera fait selon sa volonté.
Envisager qu’un supposé sacerdoce des druides ait eu l’opportunité d’être préservé et restitué par une Église chrétienne pose certaines questions sur un plan philosophique. Par ailleurs, la référence à une filiation ininterrompue de la tradition bardique galloise restituée par Edward Williams pose une question de fiabilité.
Le monde occidental, de culture judéo-chrétienne, a depuis près de deux millénaires imprimé dans la conscience collective que le sacerdoce était exclusivement associé à la spiritualité religieuse. Cela n’est qu’une vision partielle et orientée, diffusée par l’Église et ses directeurs de conscience. La spiritualité est le travail de l’esprit dans un sens non restrictif et non le fruit d’une pensée exclusivement religieuse. Il en est de même pour le sacerdoce, un comportement qui implique un dévouement au service d’une communauté.
Le dictionnaire moderne donne deux définitions du sacerdoce :
- dignité et fonction d’un ministre du culte.
- fonction jugée respectable par le dévouement qu’elle exige au service de la société.
Dans ces deux cas, la notion de sacerdoce est intimement liée à celle de service et souvent à celle d’abnégation.
Par définition, la fonction sacerdotale religieuse s’exerce dans un domaine différent de celui du chaman qui, lui aussi, jette un pont vers le sacré. Depuis sa création, le sacerdoce chrétien a évolué pour devenir incompatible avec une pratique de magie. L’évolution a été favorable au sorcier, qui a vu son activité prendre de l’ampleur au XVIème siècle quand, au sein de l’Église, la Réforme et la Contre-Réforme épurèrent la religion chrétienne de ses aspects les plus magiques. Le prêtre devint alors une sorte de fonctionnaire du culte.
Le chaman possède une aptitude personnelle pour entrer en contact avec le surnaturel. Cette aptitude peut s’accompagner d’un rite particulier ou non, mais passe nécessairement par l’accès à une transe, souvent après l’absorption d’une drogue hallucinogène. Le chaman est compris comme recevant directement ses pouvoirs des dieux ou des esprits. Il n’est possédé par le divin que de manière sporadique et, de ce fait, n’assume pas sa fonction en permanence.
Pour l’anthropologue Weston La Barre (1911-1996), spécialiste de l’ethnobotanique, distingué pour ses travaux concernant la religion amérindienne, l’aide des psychotropes aurait été essentielle dans la formation de la pensée chamanique. L’usage se serait conservé pour l’émergence d’une pensée religieuse, comme en témoigneraient de nombreux rituels primitifs. Aujourd’hui, les pratiques du vaudou et de certaines sectes évangéliques, qui produisent des transes collectives, n’en sont pas très éloignées.
[1] Émile Poulat (1920-2014) né à Lyon dans une famille catholique est ordonné prêtre en 1944. Il s’investit dans le mouvement des prêtres ouvriers insoumis à Rome. Docteur en théologie de l’Université de Fribourg-en-Brisgau en 1950, il participe à la création du premier de sociologie des religions au CNRS dès 1954. En 1955, il quitte la prêtrise pour se marier. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les aspects sociologiques du catholicisme. Son œuvre est marquée par le souci constant de remonter à la source à travers les commentaires. Il eut la réputation d’être un grand éveilleur de conscience.
Le sacerdoce du druide moderne
Les plus lointains témoignages laissés par les observateurs grecs, désignent les druides gaulois comme des philosophes. Ils précisent que les druides cherchaient à moraliser les règles de vie au sein de la société gauloise. Ils y seraient parfois parvenus, pour un certain nombre de tribus.
L’historienne anglaise Nora Kershaw Chadwick[1] a étudié toutes les sources disponibles remontant à l’Antiquité. Elle en conclut que les druides étaient bien des philosophes mais que rien ne pouvait laisser penser qu’ils étaient des prêtres au sens que revêt ce mot dans la pratique des religions.
Pour l’archéologue contemporain Jean-Louis Brunaux, le mouvement intellectuel animé par les druides avait pour vocation d’instaurer une morale politique, sur les bases du droit et de la justice. Dans la conclusion de son ouvrage édité en 2006 Les Druides, des philosophes chez les Barbares, l’archéologue s’étonne qu’au début du XXIème siècle, la question de savoir si les Gaulois comptaient des philosophes parmi eux se pose encore, quand les données de l’archéologie et l’analyse des sources antiques y répondent affirmativement, sans l’ombre d’un doute.
Ces témoignages décrivent un mouvement intellectuel qui rassemblait les druides de la Gaule antique. Quelques druides du XXIème siècle s’attachent à perpétuer ce mouvement de pensée, en dehors de toute religion. Pour eux, le terme « néo-druide » n’est pas approprié.
Il ne semble pas adéquat, d’appliquer une même définition générique du sacerdoce pour tous les druides de l’époque contemporaine. La définition du sacerdoce du druide sera différente selon qu’il se positionne dans la filiation religieuse des filids convertis d’Irlande et de la tradition christianisée des bardes du Pays de Galles, ou s’il se situe dans la continuité du mouvement intellectuel des druides philosophes de la Gaule antique.
Les deux définitions du sacerdoce des druides concernent l’esprit fondamental commun qui imprègne des pratiques différentes. Il appartient à chacun d’entre-eux de se définir au regard de ce qu’il comprend de son titre ou de sa fonction dans notre époque moderne, compte tenu du fait que la notion de sacerdoce implique qu’il se mette au service de la communauté des adeptes ou de la société dans son ensemble.
Pas moins de douze siècles séparent les premiers témoignages des philosophes grecs sur les druides gaulois, des premiers textes de la littérature orale traditionnelle d’Irlande transcrits par les moines chrétiens. Il n’est pas surprenant que des différences apparaissent dans les tentatives actuelles pour définir les druides de la protohistoire, en fonction des sources auxquelles l’on se réfère. Les sources d’Outre-Manche conduisent à une définition à caractère religieux des druides convertis de Grande-Bretagne et d’Irlande pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, tandis que les sources grecques soulignent le caractère philosophique des druides gaulois de la protohistoire.
Pour les druides gaulois, comme pour les brahmanes de l’Inde et les mages de Perse, indépendamment des religions, l’esprit de leurs fonctions au service de leurs sociétés réciproques résidait dans leurs connaissances et la sagesse dont ils faisaient preuve. Dans cet esprit, la définition du sacerdoce qui semblerait le mieux convenir au druide serait dans le dictionnaire moderne, outre ses connaissances et son degré de sagesse, une fonction jugée respectable par le dévouement qu’elle exige.
Le druide moderne, qui ne prétend pas être prêtre, n’a pas à se soucier d’une filiation religieuse ou ésotérique. Il se situe dans un mouvement intellectuel observé dans la Gaule de l’Antiquité qui, par les valeurs humaines et l’éthique de vie qu’il sous-tend, s’accorde avec notre époque moderne.
Muni de son bâton, le druide sacerdotal moderne se tient sur le gué entre les deux rives de la vie, personnification d’une éthique de vie qui prend en compte l’avenir de la société et de l’environnement naturel, pour combattre l’injustice dans le respect du juste et de « la chose bien ajustée ». Il accompagne les « passages » qui ponctuent le cours de l’existence.
Gwyon mab Wrac’h
[1] Nora Kershaw Chadwick (1891-1972) historienne et médiéviste anglaise a enseigné à St Andrews avant de revenir à Cambridge pour étudier l’anglo-saxon et le vieux finnois auprès du professeur Hector Munro Chadwick qu’elle épouse en 1922. Professeur des universités en histoire ancienne et culture des îles britanniques elle enseigne à l’Université de Cambridge entre 1950 et 1958. Nora Kershaw a consacré la majeure partie de sa vie à la recherche sur les Celtes. Elle a été élevée au grade de Commandeur de l’Odre de l’Empire britannique en 1961. De ses nombreux ouvrages, on peut noter « Les Royaumes celtiques » écrit en collaboration avec Myles Dillon et paru chez Fayard en 1967, et « The colonisation of Britanny fron Celtic Britains publié chez Armeline en 1999.